L’art du discernement dans le combat spirituel diffus.

 

Dans un long entretien accordé à La Croix Hebdo, Marion Muller Colard, théologienne protestante, donne des éléments de réflexion, que j'ai plaisir à partager ici. Structurants, inspirants.



Retrouver l'intégralité de l'article sur: Interview intégrale de M.M.-C.

Extraits.

Nous sommes des êtres individuels, nous pensons d’abord à nos frustrations, à nos blessures personnelles. C’est difficile d’accueillir ce sentiment et de le dépasser en même temps. Se dire qu’il y a bien pire autour de nous, qu’il y a des situations de deuil et de menaces profondes, notamment sur le plan économique. C’est cette mise en tension permanente, entre donner la parole à mon égo blessé – qui fait partie de la dynamique de mon être et qui n’est pas juste à abattre – et quelque chose de plus vaste.

(…) Je pense qu’il faut renoncer au fantasme de l’harmonie. Ce qui est tyrannique, c’est l’injonction d’un va-et-vient fluide et harmonieux entre le regard que je pose sur moi et celui que je pose sur le monde. C’est un équilibre tout sauf harmonieux, c’est une succession de déséquilibres, de ruptures et de provocations. Je dois assumer de n’avoir jamais un rapport ajusté entre moi et l’autre, moi et moi-même, moi et le reste du monde

(…) Partout où je ne suis pas, il y a la possibilité pour d’autres d’être. Ce n’est pas confortable pour l’ego, de tenir dans la main droite son irremplaçabilité et dans la gauche sa remplaçabilité. Ce sont les mots de l’écrivain Jean Sulivan : « Quand un homme a compris à la fois son importance et son inimportance, il devient libre, insolent et amical. »

(…) Quand je rentre à la maison avec des éléments d’une menace extérieure destructrice, de dangers liés aux sujets comme la pédocriminalité ou les dossiers sensibles du CCNE (Comité consultatif national d’éthique), je me pose la question : comment introduire cette menace à dose vaccinale pour que mes enfants n’ouvrent pas les yeux brutalement en sortant d’une enfance privilégiée ? Ils ont eu leur lot de petits malheurs, bien sûr, car l’enfance et l’adolescence ne sont pas des mondes toujours tendres. Mais notre système immunitaire psychique et spirituel demeure en Occident extrêmement fragile, car l’évacuation de la mort et de la vulnérabilité ne lui a pas permis justement de « s’entraîner » face au grand malheur. L’expérience du grand malheur, aujourd’hui et en France, isole, marginalise les personnes qui le traversent. Ces personnes frappées déambulent dans un espace quasi publicitaire d’injonction au bonheur, d’images de réussite, et errent au milieu de ce décor comme des fantômes qu’on ne veut pas voir… Nous manquons de… « culture » en cas de malheur, à titre individuel et collectif, pour dessiner, en soi et ensemble, un chemin pour le traverser.

(…)Le problème, ce n’est pas l’émotion. L’émotion surgit, par principe, et ce n’est ni bien ni mal. L’émotion doit être accueillie pour ce qu’elle est. Une émotion négative qui n’est pas traitée comme une émotion génère une réaction vive, une colère ou une rancœur qui peut dévier la pensée, alors mieux vaut prendre le temps de l’émotion pour elle-même, au lieu de la trimbaler avec soi, mal digérée, s’infiltrant dans toute tentative de penser... (…) L’émotion, comme la croyance, n’est pas un problème en soi. Le problème, c’est quand je les confonds, quand je ne préviens pas mon interlocuteur que c’est l’émotion ou la croyance qui s’exprime. Le problème c’est quand je confonds « ressentir » et « penser », quand je confonds « croire » et « savoir ». Et aujourd’hui, nous sommes face à un double problème. On ne sait plus croire, par contre, on croit savoir.

(…) La tentation est grande d’avoir une réaction à la réaction, c’est l’engrenage que je redoute en ce moment. Les réactions en chaîne. Comment j’endosse ma responsabilité individuelle pour ne pas réagir à la réaction, pour ne pas donner un nouveau coup de pelle dans la faille déjà creusée ? On a vu la société se fissurer, on la voit maintenant se diviser… Je ne sais pas réparer cela, ni même le penser dans toute la complexité que cela représente. Mais je pense qu’il faut résister à la fascination que peut opérer l’extraordinaire de la violence, du scénario catastrophe. Prudence. Je parle là en tant que croyante. Nous sommes dans un combat spirituel. Pour moi, la spiritualité est associée à la lucidité, à cette capacité à prendre du temps pour essayer de se mettre en présence de ce qui se passe à l’intérieur de soi, de ce qui fait sens ou non.

Cela relève de notre responsabilité individuelle de ne pas céder à la fascination du malheur. Dans l’incertitude, est-ce que je vois une promesse ou une menace ? Tout est possible. Le tout est de ne pas se figer. Personnellement, je passe mon temps à faire contrepoids. Face à quelqu’un d’optimiste, je réponds : « Ah oui, tu crois vraiment ? » Et face à un pessimiste, je désamorce et j’opte pour l’humour. Toute la question est de ne pas perdre l’audace, le mouvement, la vitalité de la pensée, et de ne pas être dans une posture.

(…) Tous ces jours-ci, nous risquons de creuser les fractures qui nous séparent, en stigmatisant celui qui ne pense pas comme nous. Mais il faut faire l’effort de ne pas « accumuler la rancune patiemment », selon l’expression de Brassens. Il faut essayer de donner la parole à l’autre pour que l’autre déploie sa pensée jusqu’au bout. La pédagogie, c’est lancer une corde entre soi et celui que l’on cherche à atteindre. Une fois la corde lancée, tu as l’espoir que l’autre rejoigne ta rive, mais si l’autre ne le fait pas, c’est à toi de faire un bout de chemin. Ça ne veut pas dire changer de point de vue, et ça ne veut pas dire relativiser.

En fait, ce dont on parle depuis tout à l’heure, c’est de la question de l’ascèse, de cette quête de l’équilibre, cette capacité à retenir quelque chose en moi, parce que ce n’est pas le bon moment, pas la bonne personne, pas la bonne intentionnalité. L’ascèse doit me permettre de repérer ce qui n’est pas ajusté dans ma motivation.

Marion Muller Colard, théologienne protestante. Propos recueillis par Fanny Cheyrou, le 08/11/2020 à 11:19 , La Croix Hebdo des 7-8 novembre 2020.

 

 

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