Texte intégral: Dilexit nos
§1 « Il nous A AIMÉS » dit saint Paul, en parlant du Christ (Rm
8, 37), nous faisant découvrir que rien « ne pourra nous séparer » (Rm 8, 39) de son amour. Il l’affirme
avec certitude car le Christ l’a dit lui-même
à ses disciples : « Je vous ai aimés » (Jn 15, 9.12). Il a dit aussi : « Je vous appelle amis » (Jn 15, 15). Son
cœur ouvert nous précède et nous attend inconditionnellement, sans exiger de préalable pour nous aimer et nous offrir
son amitié : « Il nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19). Grâce à Jésus, « nous avons
reconnu l’amour que Dieu a pour nous et nous y avons cru » (1 Jn 4, 16).
I-
L’IMPORTANCE DU CŒUR
§9 Dans ce monde
liquide, il est nécessaire de parler à nouveau du cœur, d’indiquer le lieu où toute
personne, quel que soit sa catégorie et sa condition, fait sa synthèse ;
là où l’être concret trouve la source et la racine de toutes ses autres forces,
convictions, passions et choix. Mais nous évoluons dans des sociétés de
consommateurs en série vivant au jour le jour, dominés par les rythmes et les
bruits de la technologie, et dépourvus de la patience nécessaire pour accomplir les processus que l’intériorité requiert.
§11
Si le cœur est dévalorisé, alors parler avec le cœur, agir avec le cœur, mûrir
et prendre soin du cœur est également dévalorisé. Lorsque la spécificité du cœur n’est pas
prise en compte, sont perdues les réponses que
l’intelligence à elle seule ne peut donner, perdue la rencontre avec les
autres, perdue la poésie. Et nous passons à côté de l’histoire et de nos
histoires, car la véritable aventure personnelle est celle qui se construit à partir du cœur. À la fin de la vie, c’est tout ce
qui comptera.
§30
Cela ne signifie pas qu’il faille trop compter sur soi-même. Prenons garde :
rendons-nous compte que notre cœur n’est pas autosuffisant, qu’il est fragile
et blessé. Il a une dignité ontologique mais, en même temps, il doit chercher
une vie plus digne.23 Le Concile Vatican II déclare également
: « Quant au ferment évangélique, c’est lui
qui a suscité et suscite dans le cœur humain une exigence incoercible de
dignité »,24 mais
pour vivre selon cette dignité, il ne suffit pas de connaître l’Évangile ni de
faire mécaniquement ce qu’il nous commande. Nous avons besoin de l’aide de l’amour divin. Allons vers le Cœur du Christ,
le centre de son être qui est une fournaise
ardente d’amour divin et humain et qui est la plus grande plénitude que l’homme
puisse atteindre. C’est là, dans ce Cœur, que nous nous reconnaissons
finalement nous-mêmes et que nous apprenons à aimer.
II -DES GESTES ET DES PAROLES D’AMOUR
§ 46 Ce qui précède pourrait
ressembler à du romantisme religieux. Or rien n’est plus sérieux et décisif, et
trouve sa plus haute expression dans le Christ cloué sur la croix qui est la
parole d’amour la plus éloquente. Il ne s’agit pas d’une coquille vide, d’un pur
sentiment, d’une évasion spirituelle. Il
s’agit d’amour. C’est pourquoi, lorsque saint Paul cherche les mots justes pour
expliquer sa relation avec le Christ, il écrit : « Il m’a aimé et s’est livré
lui-même pour moi » (Ga 2, 20). Telle
était sa plus grande conviction : se savoir aimé. Le don de soi du Christ sur la croix l’a subjugué,
mais il n’avait de sens que parce qu’il y avait une chose encore plus
grande que ce don même : “Il m’a aimé”. Alors
que nombre de personnes cherchaient leur salut, leur bien-être ou leur
sécurité dans diverses propositions
religieuses, Paul, touché par l’Esprit, a su regarder au-delà et s’émerveiller
de ce qu’il y a de plus grand et de plus fondamental : “Il m’a aimé”.
III
- VOICI
LE CŒUR QUI A TANT AIMÉ
§51 (…) personne ne
doit penser que cette dévotion pourrait nous
séparer ou nous éloigner de Jésus-Christ et de son amour. De manière
spontanée et directe, elle nous oriente vers Lui, et vers Lui seul, qui nous
appelle à une précieuse amitié faite de
dialogue, d’affection, de confiance et d’adoration. Ce Christ au cœur
transpercé et brûlant est le même qui est né à Bethléem par amour, qui a parcouru la Galilée en guérissant, en caressant,
en répandant la miséricorde, le même qui nous a aimés jusqu’au bout en
ouvrant les bras sur la croix. Enfin, c’est le même qui est ressuscité et qui vit glorieusement au milieu de nous.
§53
Une expérience humaine universelle rend cette image unique. Il est en effet
incontestable qu’au cours de l’histoire et
dans diverses parties du monde, le cœur est devenu le symbole de l’intimité la
plus personnelle, ainsi que de l’affection, des émotions et de la
capacité d’aimer. Au-delà de toute explication
scientifique, une main posée sur le cœur d’un ami exprime une affection
particulière ; lorsqu’une personne tombe
amoureuse et qu’elle est proche de l’être aimé, les battements de son
cœur s’accélèrent ; lorsqu’une personne souffre d’abandon ou de tromperie de la
part d’un être aimé, elle ressent une forte oppression au niveau du cœur. Pour
exprimer qu’une chose est sincère et vient vraiment du centre de la personne,
on dit : “Je te le dis du fond du cœur”. Le
langage poétique ne peut ignorer la puissance de ces expériences. C’est
pourquoi le cœur a acquis incontestablement au
cours de l’histoire une force symbolique unique qui n’est pas seulement conventionnelle.
55 Le cœur a la particularité d’être perçu non
pas comme un organe séparé mais comme un centre intime unificateur et donc
comme expression de la totalité de la
personne, ce qui n’est pas le cas des autres organes du corps humain. Puisqu’il
est le centre intime de la totalité de la personne, et donc une partie
représentant le tout, il serait facile de le dénaturer en le contemplant
séparément de la figure du Seigneur. L’image
du cœur doit nous renvoyer à la totalité de Jésus-Christ en son centre
unificateur et, simultanément à partir de ce centre unificateur, elle doit nous
amener à contempler le Christ dans toute la beauté et la richesse de son
humanité et de sa divinité.
§59 Amour et cœur ne sont pas nécessairement reliés, car la haine, l’indifférence, l’égoïsme
peuvent régner dans un cœur humain. Mais nous n’atteignons pas notre
pleine humanité si nous ne sortons pas de
nous-mêmes ; et nous ne devenons pas pleinement nous-mêmes si nous
n’aimons pas. Le centre le plus intime de notre personne, créé pour l’amour, ne
réalise le projet de Dieu que lorsqu’il aime.
C’est pourquoi le symbole du cœur symbolise en même temps l’amour.
§60 Le Fils éternel
de Dieu, qui me transcende infiniment, a aussi voulu m’aimer avec un cœur
humain. Ses sentiments humains deviennent le sacrement
d’un amour infini et définitif. Son cœur n’est donc pas un symbole
physique qui n’exprimerait qu’une réalité
purement spirituelle ou séparée de la matière. Un regard tourné vers le
cœur du Seigneur contemple une réalité physique, sa chair humaine qui permet au
Christ d’avoir des émotions et des sentiments
bien humains, comme nous, quoi qu’entièrement transformés par son amour
divin. La dévotion doit atteindre l’amour infini de la personne du Fils de
Dieu, mais nous devons dire que cet amour est
inséparable de son amour humain, et nous sommes aidés en cela par l’image
de son cœur de chair.
§62
Chez les Pères de l’Église, contrairement à d’autres qui niaient ou
relativisaient la véritable humanité du Christ, nous trouvons une forte affirmation
de la réalité concrète et tangible des affections
humaines du Seigneur. Ainsi, saint Basile
souligne que l’incarnation n’est pas une chose imaginaire mais que « le Seigneur a pris sur Lui les passions de la nature
».37 Saint
Jean Chrysostome propose un exemple : « S’Il n’avait pas eu notre
nature, Il n’aurait jamais été en proie à la douleur
».38 Saint
Ambroise affirme : « Puisqu’Il a pris
une âme, Il a pris les passions de l’âme ».39 Et saint Augustin présente les
affections humaines comme une réalité qui, une fois assumée par le
Christ, n’est plus étrangère à la vie de la grâce : « Ce qui affecte la
faiblesse humaine, comme la chair même de l’humaine faiblesse ainsi que la mort
de la chair humaine, le Seigneur Jésus l’a pris non par une nécessité de sa
condition, mais par sa volonté de miséricorde […] afin que, s’il arrive à quelqu’un d’être affligé et de souffrir au
milieux des tentations humaines, il ne se croie pas pour autant étranger
à sa grâce ».40
Enfin, saint Jean Damascène considère
l’expérience affective réelle du Christ dans son humanité comme un signe qu’Il a assumé notre nature dans sa totalité et
non partiellement, afin de la racheter et de la transformer entièrement. Le
Christ a donc assumé tous les éléments qui composent la nature humaine, afin
que tous soient sanctifiés.41
72 Le Père est avant
tout le Père de Jésus-Christ : « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur
Jésus Christ » (Ep 1, 3). Il est « le
Dieu de notre Seigneur Jésus Christ, le Père
le la gloire » (Ep 1, 17).
Lorsque le Fils se fait homme, tous les désirs et les aspirations de son cœur
humain se tournent vers le Père. Observant comment le Christ se rapportait au
Père, nous remarquons la fascination de son
cœur humain, son orientation parfaite et constante vers le Père.56 Sa vie sur
cette terre a consisté en un parcours où il a ressenti, dans son cœur
d’homme, un appel incessant à aller vers le Père.57
75 Tournons
maintenant notre regard vers l’Esprit Saint qui remplit le Cœur du Christ et
brûle en lui. Comme l’a dit saint Jean-Paul II, le Cœur du Christ est « le chef-d’œuvre de l’Esprit Saint ».61 Il ne
s’agit pas seulement du passé, car « dans le Cœur du Christ, est vivante
l’action de l’Esprit Saint, auquel Jésus a attribué l’inspiration de sa mission
(cf. Lc 4, 18 ; Is 61, 1) et dont il avait promis l’envoi lors de la dernière Cène.
C’est l’Esprit qui aide à saisir la richesse
du signe du côté transpercé du Christ, dont l’Église est issue (cf. Const. Sacrosanctum
Concilium, n. 5) ».62 En définitive, « seul
l’Esprit Saint peut ouvrir devant nous cette plénitude de “l’homme intérieur”
qui se trouve dans le Cœur du Christ. Lui seul peut introduire progressivement la force de cette plénitude
dans nos cœurs humains ».63
§77Notre relation
avec le Cœur du Christ se transforme sous
l’impulsion de l’Esprit qui nous oriente vers le Père, source paternelle
de la vie et origine suprême de la grâce. Le Christ ne désire pas que nous nous
arrêtions à Lui. L’amour du Christ est une « révélation de la miséricorde du
Père ».64 Son
désir est que, poussés par l’Esprit qui jaillit de son cœur, « avec Lui et en
Lui » nous allions vers le Père. La gloire est adressée au Père « par » le
Christ,65 «
avec » le Christ66 et « dans » le Christ.67 Saint
Jean-Paul II a enseigné que « le Cœur du Sauveur nous invite à remonter
à l’amour du Père qui est la source de tout
amour authentique ».68 C’est précisément cela que l’Esprit Saint cherche à
cultiver dans nos cœurs en venant à nous à partir du Cœur du Christ. C’est pourquoi la liturgie, sous l’action
vivifiante de l’Esprit, se tourne toujours vers le Père à partir du Cœur
ressuscité du Christ.
§78
Le Cœur du Christ est présent de différentes manières dans l’histoire de la
spiritualité chrétienne. Dans la Bible et dans
les premiers siècles de l’Église, il apparait sous la forme du côté blessé
du Seigneur, comme source de grâce ou bien comme
appel à une rencontre intime d’amour. Il ne cesse de réapparaître dans
le témoignage de nombreux saints jusqu’à nos
jours. Au cours des derniers siècles, cette spiritualité a pris la forme d’un
véritable culte du Cœur du Seigneur.
§80 Plus récemment,
saint Jean-Paul II a présenté le développement de ce culte au cours des siècles passés comme une réponse à la croissance de
formes de spiritualités rigoristes et désincarnées qui oubliaient la
miséricorde du Seigneur, mais aussi comme un appel actuel à un monde qui cherche à se construire sans Dieu : « La
dévotion au Sacré-Cœur, telle qu’elle s’est développée en Europe il y a
deux siècles, sous l’impulsion des expériences
mystiques de sainte Marguerite Marie Alacoque, a été une réponse au
rigorisme janséniste qui avait fini par
ignorer la miséricorde infinie de Dieu. [...] L’homme de l’an 2000 a
besoin du Cœur du Christ pour connaître Dieu et se connaître lui-même ; il en a
besoin pour construire la civilisation de l’amour ».72
§83 La dévotion au
Cœur du Christ est essentielle à notre vie
chrétienne car elle signifie notre ouverture, pleine de foi et d’adoration, au
mystère de l’amour divin et humain du Seigneur, au point que nous
pouvons affirmer une fois de plus que le
Sacré-Cœur est une synthèse de l’Évangile.75 Nous devons rappeler que les
croyants ne sont pas obligés de croire, comme
s’il s’agissait de la Parole de Dieu, aux visions ou manifestations mystiques racontées par les saints qui ont proposé
avec passion la dévotion au Cœur du Christ.76 Ce sont de beaux stimuli qui
peuvent motiver et faire beaucoup de bien,
mais personne ne doit se sentir obligé de les suivre s’il ne trouve pas qu’ils
l’aident à avancer dans sa vie spirituelle. Cependant, il est important de
garder à l’esprit, comme Pie XII l’a déclaré, que l’on ne peut pas dire que ce
culte « viendrait d’une révélation privée ».77
§84. La proposition
de la Communion eucharistique des premiers vendredis du mois, par exemple,
était un message fort à une époque où de nombreuses personnes cessaient de recevoir la Communion parce qu’elles n’avaient pas confiance
dans le pardon divin, dans sa miséricorde, et considéraient la Communion comme
une sorte de prix pour les parfaits. Dans ce contexte janséniste, la promotion
de cette pratique a fait beaucoup de bien, en aidant à reconnaître dans
l’Eucharistie l’amour proche et gratuit du
Cœur du Christ qui nous appelle à l’union avec Lui. Elle ferait beaucoup de
bien également aujourd’hui pour une autre raison : parce qu’au milieu du tourbillon du monde actuel et de notre obsession
pour les loisirs, la consommation et le divertissement, les téléphones et les
réseaux sociaux, nous oublions de nourrir
notre vie de la force de l’Eucharistie.
§85 De même, personne
ne doit se sentir obligé de faire une heure d’adoration le jeudi. Mais comment
ne pas la recommander ? Lorsque quelqu’un vit
cette pratique avec ferveur, avec de nombreux frères, et qu’il trouve dans
l’Eucharistie l’amour du Cœur du Christ, « il adore avec l’Église le symbole et comme l’empreinte de la
charité divine qui a été jusqu’à aimer le genre humain avec le Cœur du
Verbe Incarné ».78
§87
Plus encore qu’avec le jansénisme, on peut dire que nous sommes confrontés aujourd’hui à
une forte avancée de la sécularisation qui aspire à un monde libéré de Dieu. En
outre, diverses formes de religiosité privées
de références à une relation personnelle avec un Dieu d’amour se
multiplient dans la société, et sont de nouvelles manifestations d’une
“spiritualité sans chair”. Cela est vrai. Mais je dois souligner qu’un dualisme janséniste préjudiciable renaît sous de
nouveaux traits au sein même de l’Église. Il a acquis une nouvelle force au
cours des dernières décennies. Il est une manifestation de ce
gnosticisme qui ignorait la vérité du “salut de la chair” et qui fut
dommageable à la spiritualité des premiers siècles de la foi chrétienne. C’est
pourquoi je tourne mon regard vers le Cœur du Christ et je vous invite à renouveler votre dévotion. J’espère
qu’elle pourra aussi toucher la sensibilité contemporaine et nous aider à faire
face à ces dualismes anciens et nouveaux auxquels elle offre une réponse
adéquate.
§88 Je voudrais
ajouter que le Cœur du Christ nous libère en
même temps d’un autre dualisme : celui des communautés et des pasteurs
qui se concentrent uniquement sur les activités extérieures, les réformes
structurelles dépourvues d’Évangile, les
organisations obsessionnelles, les projets mondains, les réflexions
sécularisées, les propositions qui se présentent comme des prescriptions
que l’on veut parfois imposer à tous. Il en résulte souvent un christianisme
qui oublie la tendresse de la foi, la joie du dévouement au service, la ferveur
de la mission de personne à personne, la
fascination pour la beauté du Christ, la gratitude passionnée pour l’amitié
qu’Il offre et pour le sens ultime qu’Il donne à la vie. Il s’agit d’une
autre forme de transcendantalisme trompeur, tout aussi désincarné.
§89 Ce sont ces
maladies très actuelles, dont nous ne ressentons même pas le désir de guérir lorsque nous nous sommes laissés piéger, qui me
poussent à proposer à toute l’Église un nouveau
développement sur l’amour du Christ représenté dans son saint Cœur. Là
nous rencontrons la totalité de l’Évangile, là se résume la vérité à laquelle
nous croyons, là se trouve ce que nous adorons et cherchons dans la foi, là se
trouve ce dont nous avons le plus besoin.
§96 Un côté
transpercé, une fontaine ouverte, un esprit de grâce et de prière. Les premiers
chrétiens ont inévitablement vu cette promesse s’accomplir dans le côté
transpercé du Christ, la source d’où jaillit la vie nouvelle. En parcourant
l’Évangile de Jean, nous voyons comment la
prophétie s’est accomplie dans le Christ. Nous contemplons son côté ouvert d’où
jaillit l’eau de l’Esprit : « Un des soldats, de sa lance, lui perça le
côté et il sortit aussitôt du sang et de l’eau » (Jn 19, 34). L’évangéliste ajoute
ensuite : « Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé » (Jn 19, 37). Il reprend ainsi l’annonce du prophète qui promettait au peuple une source ouverte à Jérusalem lorsqu’ils regarderaient celui qu’ils auraient transpercé
(cf. Za 12, 10). La source ouverte,
c’est le côté blessé de Jésus-Christ.
IV - L’AMOUR QUI DONNE À BOIRE
§101 Dans le Cœur transpercé du Christ se concentrent, inscrites dans la chair, toutes les expressions
d’amour des Écritures. Il ne s’agit pas d’un amour simplement déclaré, mais son
côté ouvert est source de vie pour celui qui est aimé, il est cette fontaine
qui étanche la soif de son peuple. Comme l’a enseigné saint Jean-Paul II, « les éléments essentiels de cette dévotion
appartiennent aussi de façon permanente à la spiritualité de l’Église au long
de son histoire ; car, dès le début, l’Église a porté son regard vers le Cœur
du Christ transpercé sur la croix ».84
§103
Saint Augustin a ouvert la voie à la dévotion au Sacré-Cœur en tant que lieu de
rencontre personnelle avec le Seigneur. Pour lui, la poitrine du Christ n’est pas
seulement la source de la grâce et des sacrements, mais elle la personnalise en
la présentant comme symbole de l’union intime avec Lui, comme lieu de la
rencontre d’amour. Là se trouve l’origine de la sagesse la plus précieuse qui consiste à Le connaître. Augustin écrit en
effet que Jean, le bien-aimé, lorsqu’il pencha la tête sur la poitrine de
Jésus, s’approcha du lieu secret de la sagesse.90 Il ne s’agit pas de la simple
contemplation intellectuelle d’une vérité théologique. Saint Jérôme explique
qu’une personne capable de contempler « ne jouit pas de la beauté des
cours d’eau, mais boit l’eau vive du côté du Seigneur ».91
§105
Ceci réapparaît de manière particulière chez Guillaume de Saint-Thierry qui
nous invite à entrer dans le Cœur de Jésus nous nourrissant à son sein.93 Ce n’est
pas surprenant si l’on se souvient que, pour cet auteur, « l’art des arts c’est
l’art de l’amour […] L’amour est suscité par le Créateur de la nature. L’amour
est une force de l’âme qui, comme par un poids naturel, la conduit à sa place et à son but ».94 Le cœur du
Christ est le lieu où l’amour règne en plénitude : « Seigneur, où conduis-tu
ceux que tu embrasses et serres dans tes bras, sinon à ton cœur ? Ton cœur,
Jésus, est la douce manne de ta divinité (cf. He 9, 4) que tu conserves en toi dans le
vase d’or de ton âme qui dépasse toute connaissance. Heureux ceux qui y sont
portés par ton étreinte. Heureux ceux qui, plongés
dans ces profondeurs, ont été cachés par Toi dans le secret de ton cœur
».95
§121 Cette
reconnaissance intense de l’amour de Jésus-Christ que sainte Marguerite-Marie
nous a transmise nous offre de précieux stimulants
pour notre union avec Lui. Cela ne signifie pas que nous nous sentions
obligés d’accepter ou d’assumer tous les détails de cette proposition
spirituelle, où, comme c’est souvent le cas, l’action
divine est mêlée à des éléments humains liés à nos désirs, à nos
préoccupations et à nos images intérieures.114 Il faut
toujours la relire à la lumière de l’Évangile et de la riche tradition
spirituelle de l’Église, en reconnaissant tout le bien qu’elle a fait à
tant de sœurs et de frères. Cela nous permet de reconnaître les dons de
l’Esprit Saint dans cette expérience de foi et d’amour. Plus que les détails, le noyau du message qui nous est transmis
peut se résumer dans ces mots que sainte
Marguerite-Marie a entendus : « Voilà ce Cœur qui a tant aimé les
hommes, qu’Il n’a rien épargné jusqu’à
s’épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour ».
§122 Cette
manifestation est une invitation à grandir dans la rencontre avec le Christ
grâce à une confiance sans réserve, jusqu’à
atteindre une union pleine et définitive : « Il faut que ce divin Cœur de Jésus soit tellement substitué en la place du
nôtre que Lui seul vive et agisse en nous et pour nous ; que sa volonté […]
puisse agir absolument sans résistance de notre part ; et enfin que ses affections, ses pensées et ses désirs soient
en la place des nôtres, mais surtout son amour, qui s’aimera Lui-même en nous et pour nous. Et ainsi, cet aimable
Cœur nous étant tout en toute chose, nous pourrons dire avec saint Paul que nous ne vivons plus, mais que c’est Lui qui vit en nous
».116
§124 À un autre
moment, nous constatons que celui qui se donne à nous c’est le Christ ressuscité, plein de gloire, de vie et de lumière. Certes,
Il parle ailleurs des souffrances endurées pour nous et de l’ingratitude
qu’Il reçoit ; mais ici ce ne sont ni le sang
ni les blessures souffrantes qui ressortent, mais la lumière et le feu
du Vivant. Les plaies de la Passion ne
disparaissent pas mais sont transfigurées. Le Mystère pascal est ainsi exprimé dans son intégralité : « Et une fois, entre les
autres, que le saint Sacrement était exposé, […]
Jésus-Christ, mon doux Maître, se présenta à moi, tout éclatant de gloire avec
ses cinq plaies brillantes comme cinq soleils, et de cette sacrée
humanité sortaient des flammes de toutes parts, mais surtout de son adorable
poitrine qui ressemblait une fournaise; et
s’étant ouverte, me découvrit son tout aimant et tout aimable Cœur qui était
la vive source de ces flammes. Ce fut alors qu’Il
me découvrit les merveilles inexplicables de son pur amour, et jusqu’à quel
excès il l’avait porté, d’aimer les hommes, dont Il ne recevait que des ingratitudes et méconnaissances ».118
§126
Certaines expressions de sainte Marguerite-Marie mal comprises pourraient conduire
à une trop grande confiance dans les sacrifices et offrandes personnels. Or,
saint Claude montre que la contemplation du Cœur du Christ, si elle est
authentique, ne provoque pas de complaisance
en soi-même ni de vaine gloire dans les expériences ou les efforts
humains, mais un abandon indescriptible dans le Christ qui remplit la vie de
paix, de sécurité et de résolutions. Cette confiance
absolue, il l’a très bien exprimée dans une célèbre prière :
«
Pour moi, mon Dieu je suis si persuadé que vous veillez sur ceux qui espèrent
en vous, je suis si persuadé qu’on ne peut manquer de rien quand on attend tout de
vous, que j’ai résolu de vivre à l’avenir sans aucun souci, et de me décharger
sur vous de toutes mes inquiétudes […]. Jamais je ne perdrai mon espérance, je
la conserverai jusqu’au dernier moment de ma vie et tous les démons de l’enfer
feront à ce moment de vains efforts pour me l’arracher […]. Que les uns
attendent leur bonheur ou de leurs richesses, ou de leurs talents ; que les autres s’appuient ou sur l’innocence de leur
vie, ou sur la rigueur de leurs pénitences, ou sur le nombre de leurs
aumônes, ou sur la ferveur de leurs prières, […] pour moi, Seigneur, toute ma confiance, c’est ma confiance même
: cette confiance ne trompe jamais personne […]. Je suis donc assuré que je
serai éternellement heureux, parce que
j’espère fermement de l’être, et que c’est de vous, ô mon Dieu, que je l’espère
». 119
§129 Saint Charles de
Foucauld et Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ont involontairement remodelé
certains éléments de la dévotion au Cœur du Christ, nous aidant à la
comprendre, toujours plus fidèlement à l’Évangile. Voyons comment cette dévotion s’est exprimée dans leur vie.
Dans le prochain chapitre, nous reviendrons à eux pour montrer l’originalité de
la dimension missionnaire qu’ils ont tous deux développée de manière
différente.
§132 Le 17 mai 1906,
le jour même où frère Charles, seul, ne peut plus célébrer la messe, il écrit avoir promis : « Laisser vivre en moi le cœur de
Jésus, pour que ce ne soit plus moi qui vive, mais
le Cœur de Jésus qui vive en moi, comme il vivait à Nazareth ».128 Son amitié
avec Jésus, cœur à cœur, n’avait rien d’une dévotion intimiste. Elle était la
racine de cette vie dépouillée de Nazareth par laquelle Charles voulait imiter
le Christ et se configurer à Lui. Cette tendre dévotion au Cœur du
Christ eut des conséquences très concrètes sur
son mode de vie, et son Nazareth s’est nourri de cette relation très
personnelle avec le Cœur du Christ.
§137 Les esprits
moralisateurs, qui prétendent garder le
contrôle de la miséricorde et de la grâce, diraient qu’elle (sainte Thérèse de
Lisieux, NDLR) pouvait écrire cela parce qu’elle était une sainte, mais qu’une
pécheresse ne l’aurait pas pu. Ce faisant, ils privent la spiritualité de
Thérèse de sa belle nouveauté qui reflète le cœur de l’Évangile. Il est
malheureusement devenu courant, dans certains
cercles chrétiens, d’essayer d’enfermer l’Esprit Saint dans un schéma qui leur
permet de tout superviser. Mais ce sage Docteur de l’Église les fait
taire et contredit directement cette interprétation réductrice par ces mots
très clairs : « Si j’avais commis tous les
crimes possibles, j’aurais toujours la même confiance, je sens que toute
cette multitude d’offenses serait comme une goutte d’eau jetée dans un brasier
ardent ».133
§138
Elle répond longuement à sœur Marie qui la louait pour son amour généreux pour Dieu,
amour disposé au martyre, dans une lettre qui constitue
l’un des grands jalons de l’histoire de la spiritualité. Cette page devrait
être lue mille fois pour sa profondeur, sa clarté et sa beauté. Thérèse aide
sa sœur “du Sacré-Cœur” à ne pas centrer cette dévotion sur un aspect
doloriste, certains ayant compris la réparation comme une sorte de primat des sacrifices ou des observances austères.
Au contraire, elle la résume dans la confiance qui est l’offrande la plus
agréable au Cœur du Christ :
« Mes désirs du
martyre ne sont rien, ce ne sont pas eux qui
me donnent la confiance illimitée que je sens en mon cœur. Ce sont, à
vrai dire, les richesses spirituelles qui
rendent injuste, lorsqu’on s’y repose avec complaisance et que l’on
croit qu’ils sont quelque chose de grand.
[...] Ce qui lui plaît, c’est de me voir aimer ma petitesse et ma pauvreté, c’est l’espérance aveugle que j’ai en sa
miséricorde… Voilà mon seul trésor. [...] Si vous désirez sentir de la
joie avoir de l’attrait pour la souffrance,
c’est votre consolation que vous cherchez […]. Comprenez que pour aimer Jésus,
être sa victime d’amour, plus on est faible, sans désirs, ni vertus,
plus on est propre aux opérations de cet Amour
consumant et transformant. [...] Oh ! que je voudrais pouvoir vous faire
comprendre ce que je sens !... C’est la
confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour ».
§144
(…) Les entretiens que propose saint Ignace sont une partie essentielle de cette
éducation du cœur, parce qu’ils font sentir et goûter avec le cœur le message de l’Évangile ; et en parler avec le
Seigneur. Saint Ignace affirme que nous pouvons dire au Seigneur ce qui nous
concerne et Lui demander son conseil. Chaque retraitant peut reconnaître, dans les Exercices, un dialogue cœur à cœur.
§145 Saint Ignace
termine ses contemplations au pied du Crucifix en invitant le retraitant à s’adresser avec grande affection au Seigneur crucifié,
Lui demandant « comme un ami parle à un ami ou un serviteur à son seigneur » ce
qu’il devra faire pour Lui.143 L’itinéraire
des Exercices culmine dans la « Contemplation pour parvenir à l’amour », d’où découlent l’action de grâce et
l’offrande de « la mémoire, de l’intelligence et de la volonté » au Cœur qui
est source et origine de tout bien.144 Cette connaissance intérieure du Seigneur ne
se construit pas à partir de nos capacités et de nos efforts, mais elle
se demande comme don.
§149 Nous sommes
parfois tentés de considérer ce mystère
d’amour comme un fait admirable du passé, comme une belle spiritualité
d’autrefois. Or nous devons toujours nous rappeler, comme le disait un
saint missionnaire, que « ce cœur divin, qui a supporté d’être transpercé par
une lance ennemie afin de répandre, par cette ouverture sacrée, les sacrements par lesquels l’Église a été formée, n’a jamais cessé d’aimer ».150 D’autres saints
plus récents, comme saint Pio de Pietrelcina, sainte Teresa de Calcutta et bien
d’autres, parlent avec profonde dévotion du Cœur du Christ. Et je voudrais
aussi rappeler les expériences de sainte
Faustine Kowalska qui propose à nouveau la dévotion au Cœur du Christ en
mettant fortement l’accent sur la vie glorieuse du Ressuscité et sur la
miséricorde divine. À la suite de quoi, motivé par ces expériences de
cette sainte et puisant dans l’héritage spirituel de l’évêque saint Józef Sebastian Pleczar (1842-1924),151 saint Jean-Paul II rattache étroitement sa réflexion sur la
miséricorde à la dévotion au Cœur du Christ :
«
L’Église semble professer et vénérer d’une manière particulière la miséricorde de
Dieu quand elle s’adresse au cœur du Christ. En effet, nous approcher du Christ dans le mystère de son cœur nous
permet de nous arrêter sur ce point […] de la
révélation de l’amour miséricordieux du Père, qui a constitué le contenu
central de la mission messianique du Fils de l’homme ».152 Le même saint Jean-Paul II, se référant au Sacré-Cœur,
reconnait de façon très personnelle : « Il m’a parlé dès mon plus jeune
âge ».153
§154 Il pourrait
sembler que cette expression de dévotion n’ait
pas de support théologique suffisant. Mais en réalité le cœur a ses
raisons. Le sensus fidelium (la capacité
de chaque fidèle à reconnaitre ce qui est vrai dans la foi, NDLR) perçoit qu’il
y a là quelque chose de mystérieux qui dépasse notre logique humaine, et
que la Passion du Christ n’est pas un simple fait du passé : nous pouvons y
participer par la foi. Méditer le don de soi du Christ sur la croix est plus
qu’un simple souvenir pour la piété des fidèles. Cette conviction est
solidement fondée dans la théologie.157 À cela
s’ajoute la conscience de notre péché qu’Il a porté sur ses épaules blessées,
et de notre insuffisance devant tant d’amour qui nous dépasse toujours
infiniment.
§156
Cet enseignement de Pie XI mérite d’être pris en considération. En effet,
lorsque l’Écriture affirme que les croyants qui ne vivent pas en accord avec
leur foi « crucifient pour leur compte le Fils de Dieu » (He 6, 6), ou que lorsque j’endure les souffrances pour les autres « je
complète en ma chair ce qui manque aux
épreuves du Christ » (Col 1,
24), ou que le Christ durant sa Passion a prié non seulement pour ses disciples
d’alors, mais « pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en Lui » (Jn 17, 20), elle dit une chose qui brise nos schémas limités. Elle nous montre qu’il n’est
pas possible d’établir un avant et un après sans
aucun lien, même si notre pensée ne sait pas comment l’expliquer. L’Évangile
n’est pas seulement à réfléchir ou à remémorer dans ses différents
aspects, mais à vivre, tant dans les œuvres d’amour
que dans l’expérience intérieure. Et cela vaut surtout pour le mystère
de la mort et de la résurrection du Christ. Les séparations temporelles que
notre esprit utilise ne semblent pas contenir la vérité de cette expérience
croyante dans laquelle se fusionnent l’union
avec le Christ souffrant et, en même temps, la force, la consolation et l’amitié dont nous jouissons avec le Ressuscité.
§158 Le désir
nécessaire de consoler le Christ, qui naît de
la souffrance en contemplant ce qu’Il a enduré pour nous, se nourrit
aussi de la reconnaissance sincère de nos servitudes, de nos attachements, de
nos manques de joie dans la foi, de nos vaines recherches et, au-delà de nos
péchés concrets, de la non-correspondance de nos cœurs à son amour et à son
projet. Cette expérience nous purifie car
l’amour a besoin de la purification des larmes qui, en fin de compte, nous rendent
plus assoiffés de Dieu et moins obsédés de nous-mêmes.
§160 Je demande donc
que personne ne se moque des expressions de ferveur croyante du peuple saint et
fidèle de Dieu qui, dans sa piété populaire, cherche à consoler le Christ. Et
j’invite chacun à se demander s’il n’y a pas davantage de rationalité, de
vérité et de sagesse dans certaines manifestations de cet amour qui cherche à
consoler le Seigneur que dans les froids, distants, calculés et minuscules
actes d’amour dont nous sommes capables, nous qui prétendons posséder une foi
plus réfléchie, plus cultivée, et plus mature.
§161 Nous sommes
consolés dans cette contemplation du Cœur du
Christ donné jusqu’au bout. La douleur que nous ressentons dans notre cœur cède
la place à une confiance totale, et il ne reste à la fin que de la
gratitude, de la tendresse, de la paix, son amour régnant dans notre vie. La
componction « ne provoque pas d’angoisse mais
soulage l’âme de ses fardeaux parce qu’elle agit dans la blessure du péché en
nous disposant à recevoir la caresse du Seigneur ».161 Et notre souffrance s’unit à celle du Christ sur la croix car
affirmer que la grâce nous permet de surmonter toutes les distances
c’est affirmer aussi que le Christ, lorsqu’il
souffrait, s’unissait aux souffrances de ses disciples tout au long de
l’histoire. Ainsi, lorsque nous souffrons, nous pouvons éprouver la
consolation intérieure de savoir que le Christ lui-même souffre avec nous.
Désireux de le consoler, nous en sortons consolés.
§163 Cela nous invite
à chercher à approfondir la dimension
communautaire, sociale et missionnaire de toute dévotion authentique au
Cœur du Christ. En même temps que le Cœur du Christ nous conduit au Père, il
nous envoie vers nos frères. Dans les fruits de service, de fraternité et de
mission que le Cœur du Christ produit à travers nous, la volonté du Père
s’accomplit. De la sorte, le cercle se referme : « C’est la gloire de mon Père
que vous portiez beaucoup de fruit » (Jn 15,
8).
V - AMOUR POUR AMOUR
§164
Dans les expériences spirituelles de sainte Marguerite-Marie, à côté de
l’ardente déclaration d’amour de Jésus-Christ, il y a aussi une résonance intérieure qui nous appelle à donner notre vie.
Se savoir aimé et mettre toute sa confiance en cet amour ce n’est pas annuler
nos capacités de don de soi, ce n’est pas
renoncer au désir irrépressible de donner quelque réponse à partir de
nos capacités, petites et limitées.
§167 Nous devons
revenir à la Parole de Dieu pour reconnaître que la meilleure réponse à l’amour de son cœur est l’amour pour nos frères. Il
n’y a pas d’acte plus grand que nous puissions offrir pour Lui rendre amour
pour amour. La Parole de Dieu le dit avec une totale clarté : « Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces
plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40). Toute la Loi trouve sa plénitude dans un seul précepte : « Tu aimeras ton
prochain comme toi-même » (Ga 5,
14).(…)
§168
L’amour pour les frères ne se fabrique pas, il n’est pas le résultat de notre
effort naturel mais il exige une transformation de notre cœur égoïste. C’est alors que
surgit spontanément la célèbre supplique : “Jésus, rends notre cœur semblable au tien”. C’est pour cette même raison que
l’invitation de saint Paul n’est pas : “Efforcez-vous de faire de bonnes
œuvres”. Son invitation est plus précisément : « Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus » (Ph 2, 5).
§170 S’identifiant
aux derniers de la société (cf. Mt 25, 31-46) « Jésus a apporté
la grande nouveauté de la reconnaissance de la
dignité de toute personne, aussi et surtout de ces personnes qualifiées d’“indignes”. Ce principe nouveau dans
l’histoire de l’humanité, selon lequel les êtres humains sont d’autant
plus “dignes” de respect et d’amour qu’ils
sont plus faibles, plus misérables et plus souffrants – jusqu’à perdre
leur “figure” humaine –, a changé la face du monde en donnant naissance à des
institutions qui s’occupent des personnes en situation défavorisée : bébés abandonnés, orphelins, personnes âgées laissées
seules, malades mentaux, personnes atteintes de maladies incurables ou de
graves malformations, personnes vivant dans la rue ».168
§177
Saint Bernard, alors qu’il invite à l’union avec le Cœur du Christ, utilise la
richesse de cette dévotion pour proposer un changement de vie fondé sur l’amour. Il croit
possible de transformer l’affectivité, esclave des plaisirs dont on ne se
libère pas par une obéissance aveugle à un commandement mais par la réponse à
la douceur de l’amour du Christ. Le mal est
vaincu par le bien, le mal est vaincu par la croissance de l’amour : « Aime donc le Seigneur ton Dieu d’une affection
de cœur pleine et entière ; aime-le de toute la sagesse et de toute la
vigilance de la raison ; aime-le aussi de toute ta force, sans même craindre de
mourir par amour pour lui […]».
§179 Saint Charles de
Foucauld voulait imiter Jésus-Christ, vivre
comme Il a vécu, agir comme Il a agi, toujours faire ce que Jésus aurait
fait à sa place. Pour réaliser pleinement son
objectif, il était nécessaire qu’il se conforme aux sentiments du Cœur
du Christ ; d’où l’expression “amour pour
amour” qui apparaît une fois encore lorsqu’il écrit : « Désir des
souffrances pour Lui rendre amour pour amour,
pour l’imiter, [...] pour entrer dans son travail, et pour m’offrir avec
Lui, tout néant que je suis, en sacrifice, en
victime, pour la sanctification des hommes ».182 Le désir d’apporter l’amour de
Jésus, par son engagement missionnaire, aux plus pauvres et aux plus oubliés de
la terre, l’amènent à prendre comme devise Iesus Caritas, avec le symbole du Cœur du Christ surmonté d’une croix.183 Ce n’est
pas une décision superficielle : « De toutes mes forces, je tâche de
montrer, de prouver à ces pauvres frères égarés que notre religion est toute
charité, toute fraternité, que son emblème est
un Cœur ».184 Et
il veut s’installer avec d’autres frères au Maroc au nom du Cœur de Jésus.185 Leur tâche évangélisatrice se fera
par rayonnement : « La charité doit rayonner des fraternités, comme elle
rayonne du Cœur de Jésus ».186 Ce désir
fait de lui progressivement un frère universel car il veut embrasser dans son
cœur fraternel toute l’humanité souffrante en se laissant modeler par le
Cœur du Christ : « Notre cœur, comme celui de l’Église, comme celui de Jésus,
doit embrasser tous les hommes ».187 « L’amour du Cœur de Jésus pour les hommes,
cet amour qu’Il montre dans sa passion, voilà
celui que nous devons avoir pour tous les humains ».188
§182 Saint Jean-Paul
II dit que « la civilisation du Cœur du Christ pourra être bâtie sur les ruines accumulées par la haine et la violence » en
nous abandonnant à ce Cœur. Cela implique certainement que nous soyons capables
de « joindre l’amour filial envers Dieu à l’amour du prochain ». Telle est en réalité « la véritable
réparation demandée par le Cœur du Sauveur ».192 Avec le Christ, nous sommes appelés
à construire une nouvelle civilisation de l’amour sur les ruines que nous avons
laissées en ce monde par notre péché. Telle est la réparation que le
Cœur du Christ attend de nous. Au milieu du désastre laissé par le mal, le Cœur du Christ veut avoir besoin de notre
collaboration pour reconstruire le bien et le beau.
§183 Il est vrai que
tout péché nuit à l’Église et à la société, de sorte qu’« on peut attribuer indiscutablement à tout péché le caractère de péché
social ». Cependant, cela est particulièrement vrai pour certains péchés
qui « constituent, par leur objet même, une agression directe envers le
prochain ».193 Saint
Jean-Paul II explique que la répétition de ces péchés contre les autres finit
souvent par renforcer une « structure de péché » nuisant au développement des
peuples.194 Cela
est souvent ancré dans une mentalité dominante qui considère normal ou
rationnel ce qui n’est rien d’autre que de
l’égoïsme et de l’indifférence. Ce phénomène peut être défini comme une
“aliénation sociale” : « Une société est aliénée quand, dans les formes
de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution
de cette solidarité entre hommes ».195 Ce n’est pas seulement une norme morale qui
nous pousse à résister à ces structures sociales aliénées, les mettre à nu et
susciter un dynamisme social qui restaure et
construit le bien, mais c’est la «
conversion du cœur » elle-même qui « impose l’obligation »196 de restaurer ces structures. Telle est notre réponse au Cœur
aimant de Jésus-Christ qui nous apprend à aimer.
184
C’est précisément parce que la réparation évangélique a cette forte
signification sociale que nos actes d’amour, de service, de réconciliation, pour être
effectivement réparateurs, ont besoin que le
Christ les pousse, les motive, les rende possibles. Saint Jean-Paul II a
également déclaré que, pour construire la civilisation de l’amour, l’humanité a
aujourd’hui besoin du Cœur du Christ. 197 La réparation chrétienne ne
peut être comprise uniquement comme un
ensemble d’œuvres extérieures, bien qu’indispensables et parfois admirables.
Elle exige une mystique, une âme, un sens qui leur donne force, élan et
créativité inlassables. Elle a besoin de la vie, du feu et de la lumière qui procèdent
du Cœur du Christ.
§187 Les bonnes
intentions ne suffisent pas. Un dynamisme
intérieur de désir qui entraîne des conséquences extérieures est indispensable.
En bref, « la réparation, pour être chrétienne, pour toucher le cœur de la personne offensée et ne pas
être un simple acte de justice commutative, suppose deux attitudes qui engagent
: se reconnaître fautif et demander pardon. [...] C’est de cette honnête
reconnaissance du tort causé au frère, et du
sentiment profond et sincère que l’amour a été blessé, que nait le désir
de réparer ».199
§189 L’habitude de
demander pardon aux frères fait partie de cet esprit de réparation ; elle
démontre une grande noblesse au cœur de notre fragilité. La demande de pardon
est un moyen de guérir les relations parce qu’elle « rouvre le dialogue et manifeste la volonté de renouer dans la
charité fraternelle, [...] elle touche le cœur du frère, le console et suscite en lui l’accueil du pardon demandé. Alors, si
l’irréparable ne peut être totalement réparé, l’amour, lui, peut toujours renaître,
rendant la blessure supportable ».201
§194 De fait, sainte
Marguerite-Marie raconte que, dans l’une de
ses manifestations, le Christ lui parla de son cœur passionné d’amour
pour nous qui, « ne pouvant plus contenir en lui-même les flammes de son ardente charité, il fallait qu’il les
répande ».208
Puisque le Seigneur tout-puissant, dans
sa liberté divine, a voulu avoir besoin de nous, la réparation se
comprend comme une libération des obstacles que nous mettons à l’expansion de
son amour dans le monde, par notre manque de confiance, de gratitude et de don
de soi.
§200
Sœurs et frères, je propose que nous développions cette forme de réparation qui
consiste, en définitive, à offrir au Cœur du Christ une nouvelle possibilité de répandre en ce monde les flammes de son
ardente tendresse. S’il est vrai que la
réparation implique le désir de compenser les outrages commis contre
l’Amour incréé par les oublis ou les offenses,217 le chemin
le plus approprié est que notre amour donne au Seigneur une possibilité de s’étendre en échange de toutes ces
fois où il a été rejeté ou nié. Cela se produit en allant au-delà de la simple
“consolation” au Christ dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, et se traduit par des actes d’amour
fraternel par lesquels nous guérissons les blessures de l’Église et du
monde. De cette manière, nous offrons de
nouvelles expressions de la puissance restauratrice du Cœur du Christ.
§202
Les souffrances sont souvent liées à notre ego blessé, mais c’est précisément
l’humilité du Cœur du Christ qui nous montre le chemin de l’abaissement. Dieu a voulu venir à nous en s’humiliant, en se faisant
petit. L’Ancien Testament nous l’enseigne à travers diverses métaphores
montrant un Dieu qui entre dans la petitesse de l’histoire et se laisse rejeter
par son peuple. Son amour se mêle à la vie
quotidienne du peuple aimé et devient le mendiant d’une réponse, comme s’il demandait
la permission de montrer sa gloire. D’autre part, « peut-être une seule fois
Notre Seigneur Jésus a-t-il parlé de son cœur. C’était pour mettre en évidence sa douceur et son humilité, comme s’il signifiait
que c’est seulement de cette manière qu’il veut conquérir l’homme ».219 Lorsque le
Christ dit : « Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29), il nous indique que « pour
s’exprimer, il a besoin de notre petitesse, de notre abaissement ».220
§203 Il est important
de noter, dans ce que nous avons dit, plusieurs aspects inséparables. En effet, ces actes d’amour du prochain, avec les renoncements,
les abnégations, les souffrances et les peines
qu’ils comportent, remplissent cette fonction réparatrice lorsqu’ils sont
nourris par la charité du Christ qui nous rend capables d’aimer comme Il
a aimé. Et c’est de cette manière qu’Il aime
et sert à travers nous. Si, d’un côté, il semble s’abaisser, s’humilier parce
qu’Il a voulu montrer son amour à travers nos gestes, d’un autre côté
son cœur est glorifié et manifeste toute sa grandeur
dans les œuvres de miséricorde les plus simples. Un cœur humain qui fait place
à l’amour du Christ par une confiance totale, et qui Lui permet de se
déployer dans sa vie par son feu, devient
capable d’aimer les autres comme Lui, en se faisant petit et proche de
tous. C’est ainsi que le Christ se désaltère et répand glorieusement en nous et
à travers nous les flammes de sa tendresse brûlante. Remarquons la belle
harmonie de tout cela.
§205 La proposition
chrétienne est attrayante lorsqu’elle est
vécue et manifestée dans son intégralité, non pas comme un simple refuge
dans des sentiments religieux ou dans des
rites somptueux. Quel culte serait rendu au Christ si nous nous
contentions d’une relation individuelle, sans nous intéresser à aider les
autres à moins souffrir et à mieux vivre ?
Peut-on plaire au Cœur qui a tant aimé en restant dans une expérience religieuse intime, sans conséquences fraternelles et
sociales ? Soyons honnêtes et lisons la Parole de Dieu dans son intégralité.
Cependant, et pour cette même raison, il ne
s’agit pas non plus d’œuvrer à une promotion sociale dépourvue de sens
religieux qui, en fin de compte, voudrait donner à l’homme moins que ce que
Dieu veut pour lui. C’est pourquoi nous devons
conclure ce chapitre en rappelant la dimension missionnaire de notre
amour pour le Cœur du Christ.
§208 Saint Paul VI,
s’adressant aux Congrégations qui propageaient la dévotion au Sacré-Cœur,
rappelait qu’ « il ne fait aucun doute que l’engagement
pastoral et le zèle missionnaire brûleront plus intensément si les prêtres et
les fidèles, pour propager la gloire de Dieu, contemplent l’exemple de l’amour éternel que le Christ nous a
montré et orientent leurs efforts pour faire participer tous les hommes à
l’insondable richesse du Christ ».225 À la
lumière du Sacré-Cœur, la mission devient une question d’amour, et le
plus grand risque est que beaucoup de choses
qui sont dites et faites dans cette mission ne parviennent pas à provoquer la rencontre heureuse avec l’amour du Christ
qui embrasse et sauve.
§209
La mission, comprise dans la perspective du rayonnement de l’amour du Cœur du Christ,
a besoin de missionnaires amoureux, toujours captivés par le Christ et qui
transmettent inlassablement cet amour qui a changé leur vie. Il leur sera alors
pénible de perdre leur temps à discuter de questions secondaires ou à imposer
des vérités et des règles. Leur souci majeur sera de communiquer ce qu’ils
vivent, et surtout que d’autres puissent percevoir la bonté et la beauté du
Bien Aimé à travers leurs pauvres tentatives. N’est-ce
pas ce qui se passe avec toute personne amoureuse ? Prenons l’exemple
des paroles par lesquelles Dante Alighieri, amoureux, tentait d’exprimer cette
logique :
« Je dis qu’au seul penser
de sa valeur Amour en moi si doux se fait sentir, que si alors je ne perdais courage mon vers ferait les gens d’amour éprendre ».226
§210 Parler du
Christ, par le témoignage ou la parole, de telle manière que les autres n’aient
pas à faire un grand effort pour l’aimer, voilà le plus grand désir d’un missionnaire de l’âme. Il n’y a pas de
prosélytisme dans cette dynamique de l’amour :
les paroles de l’amoureux ne dérangent pas, n’imposent pas, ne forcent pas.
Elles poussent seulement les autres à se demander comment un tel amour est possible. Dans le plus grand respect
de la liberté et de la dignité de l’autre, l’amoureux attend simplement qu’on
lui permette de raconter cette amitié qui remplit sa vie.
§211 Le Christ te
demande, sans négliger la prudence et le respect, de ne pas avoir honte de
reconnaître ton amitié pour Lui. Il te demande d’oser dire aux autres qu’il est
bon pour toi de L’avoir rencontré : « Quiconque se déclarera pour moi devant
les hommes, moi aussi je me déclarerai pour
lui devant mon Père qui est dans les cieux » (Mt 10, 32). Mais ce n’est pas une obligation pour le cœur aimant,
c’est un besoin difficile à contenir : « Malheur à moi si je n’annonçais pas
l’Évangile ! » (1 Co 9, 16). « C’était
en mon cœur comme un feu dévorant, enfermé dans mes os. Je m’épuisais à
le contenir, mais je n’ai pas pu » (Jr 20,
9).
§214 Par conséquent,
si nous nous engageons à aider quelqu’un, cela ne signifie pas que nous oublions Jésus. Au contraire, nous le rencontrons d’une
autre manière. Et lorsque nous essayons de relever et de guérir quelqu’un,
Jésus est là, à nos côtés. En fait, il est bon de se rappeler qu’en envoyant
ses disciples en mission, « le Seigneur agissait avec eux » (Mc 16, 20). Il est
là, travaillant, luttant et faisant le bien avec nous. D’une manière
mystérieuse, c’est son amour qui se manifeste par notre service, c’est lui qui
parle au monde dans ce langage qui parfois n’a pas de mots.
§215 Il t’envoie
faire le bien et t’y pousse de l’intérieur. Pour cela, Il t’appelle par une
vocation de service : tu feras le bien comme
médecin, comme mère, comme professeur, comme prêtre. Où que tu sois, tu
pourras sentir qu’Il t’appelle et t’envoie vivre cette mission sur terre. Il
nous dit lui-même : « Je vous envoie » (Lc 10, 3). Cela fait partie de
l’amitié avec Lui. Pour que cette amitié
mûrisse, tu dois te laisser envoyer par Lui pour remplir une mission
dans le monde, avec confiance, avec générosité, avec liberté, sans peur. Si tu t’enfermes dans ton confort, cela ne te
donnera pas de sécurité. Les peurs, les tristesses et les angoisses
apparaîtront toujours. Celui qui ne remplit pas sa mission sur terre ne peut
pas être heureux. Il devient frustré. Alors laisse-toi envoyer, laisse-toi conduire par Lui, là où Il veut que tu ailles.
N’oublie pas qu’Il t’accompagne. Il ne te jette pas dans l’abîme et ne
t’abandonne pas à ton sort. Il te conduit et t’accompagne. Il a promis
et Il tient sa promesse : « Je suis avec vous pour toujours » (Mt 28, 20).
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